ENTRE: PETER GAUVIN, exécuteur de la SUCCESSION DE MARY ESTELLA GAUVIN,
REQUÉRANT,
- et -
LA CITÉ DE DIEPPE,
INTIMÉE.
DÉCISION
MOTIFS : le juge Stephen J. McNally.
LIEU DE L’AUDIENCE : Moncton (Nouveau-Brunswick).
DATES DU PROCÈS : du 14 au 30 janvier, et du 25 au 28 février 2008.
MÉMOIRES POSTÉRIEURS
AU PROCÈS : le 7 avril 2008.
DATE DE LA DÉCISION : le 30 juin 2009.
COMPARUTIONS
Mes Douglas H. Caldwell, c.r., et Robert H. Pineo, pour le requérant;
Mes John D. Townsend, c.r., et Paul Landry, pour l’intimée.
[TRADUCTION]
Le juge McNally
[1] Peter Gauvin, exécuteur de la succession d’Estella Gauvin, demande que soit fixée, en application de la Loi sur l’expropriation, L.R.N.-B. 1973, ch. E-14, l’indemnité à accorder par suite de l’expropriation par l’intimée, le 18 avril 2001, d’un bien-fonds non aménagé de quelque 12,4 acres (appelé ci-après « le bien », ou « le bien visé »), de la rue Champlain, à Dieppe, au Nouveau-Brunswick.
[2] La succession demande une indemnité établie d’après la valeur marchande de 2 014 892 $ attribuée au bien par son évaluateur, W. Harrison Goodwin (par. 81, mémoire postérieur au procès de la succession), alors que Dieppe maintient que, d’après l’évaluation de son expert, Daniel Doucet, la valeur marchande du bien était de 474 600 $ à la date d’expropriation.
[3] Le bien est situé du côté sud de la rue Champlain, au carrefour de la rue Champlain et du boulevard Dieppe. Il se trouve à environ cinq kilomètres à l’est du centre commercial Place Champlain. À l’époque de l’expropriation, le bien-fonds n’était pas aménagé et demeurait vacant.
[4] L’expropriation avait pour objet l’agrandissement du Parc industriel de Dieppe, projet qui prévoyait que le boulevard Dieppe serait prolongé et traverserait le bien. L’expropriation et le prolongement du boulevard Dieppe ont ouvert le secteur immédiat, dont une partie importante du reste du bien visé, à un développement commercial considérable depuis l’appropriation du bien.
[5] Les parties et leurs experts respectifs, malgré le vaste écart qui sépare les valeurs qu’ils attribuent au bien, s’entendent pour l’essentiel sur bon nombre des points que soulève une demande d’indemnisation sous le régime de la Loi sur l’expropriation. Les dispositions législatives et les principes juridiques qui s’appliquent à la fixation de la valeur du bien exproprié ne sont pas véritablement contestés. Les faits préalables se rapportant à l’usage antérieur du bien et à la façon dont il était considéré par la partie requérante avant l’expropriation ne sont guère contestés non plus. De même, à ce stade-ci, les faits pertinents relatifs au processus d’expropriation proprement dit et aux aménagements opérés dans le secteur du bien visé depuis l’expropriation ne sont à peu près pas contestés.
[6] Les évaluateurs experts des parties s’entendent largement, aussi, sur la démarche initiale à adopter pour déterminer la valeur du bien en application de la Loi sur l’expropriation. De fait, ils conviennent de certains points cruciaux : le bien était, à l’époque de l’expropriation, un bien-fonds vacant non aménagé qui présentait environ 400 pieds de façade le long de la rue Champlain; sur quelque 200 pieds en direction sud depuis la rue Champlain, le terrain se trouvait en zone commerce routier; la fraction du bien située en zone commerce routier aurait probablement pu être élargie par rezonage. Les experts ne s’entendent pas cependant sur l’ampleur du rezonage qui aurait probablement été autorisé. Ils conviennent que Dieppe a rezoné le bien la veille de l’expropriation, mais que, comme ce n’était qu’une étape du processus d’expropriation, ce rezonage est sans incidence réelle sur l’évaluation du bien en l’instance.
[7] Le noeud réel du débat, point de désaccord des parties et de leurs experts respectifs, tient à la méthode qu’il convient d’appliquer pour déterminer la valeur marchande du bien visé à la date d’expropriation. Dieppe et son évaluateur soutiennent que la technique appropriée d’évaluation du bien-fonds, en l’espèce, est celle de la parité. Cette technique suppose que la valeur du bien est établie à parité avec les prix payés pour des biens semblables, vendus récemment, sous réserve des rajustements nécessaires du fait de caractéristiques uniques des biens respectifs.
[8] La succession, elle, soutient que la valeur marchande correspond au [TRADUCTION] « prix monétaire maximal que rapporterait un bien s’il était vendu sur le marché libre, à supposer un temps raisonnable pour que se manifeste un acheteur prudent, pleinement informé, au fait de tous les usages auxquels le bien peut être adapté, ou peut servir, qui achèterait d’un vendeur tout aussi prudent et informé, sans contrainte de part et d’autre » (mémoires préparatoire et postérieur au procès de la succession; rapport de W. Harrison Goodwin, pièce A-3, p. 6 ). La succession fait valoir que cette définition exige de procéder à une analyse beaucoup plus élaborée et beaucoup plus pointue pour déterminer le prix maximal auquel arriveraient un [TRADUCTION] « acheteur pleinement informé » et un [TRADUCTION] « vendeur pleinement informé ». Elle avance que la méthode qui convient le mieux au calcul de la valeur marchande est un amalgame de la technique de lotissement ou d’aménagement et de la technique du revenu résiduel au terrain.
Droit applicable
[9] Il est utile d’ouvrir l’analyse par un retour sur les dispositions législatives et principes juridiques qui entrent en jeu en l’instance, malgré qu’il n’y ait guère de désaccord entre les parties à leur égard. Les passages pertinents des art. 38 et 39 de la Loi sur l’expropriation prévoient ce qui suit :
38(1) Lorsque le bien-fonds d’un propriétaire est exproprié, l’indemnité à verser au propriétaire doit être fondée sur
a) la valeur marchande du bien,
b) les dommages attribuables au trouble de jouissance,
c) les dommages causés par un préjudice,
d) tout avantage économique particulier résultant de son occupation du bien-fonds, qui n’est pas reflété dans la valeur marchande du bien-fonds,
mais lorsque la valeur marchande est fondée sur un usage du bien-fonds autre que l’usage actuel, l’indemnité au titre des alinéas a) et b) ne doit pas dépasser le plus élevé des montants suivants
e) le montant fondé sur l’usage actuel auquel est affecté le bien-fonds et sur les dommages causés par le trouble de jouissance, ou
f) le montant fondé sur l’usage optimal et le meilleur auquel peut être affecté le bien-fonds,
et aucune indemnité ne doit être allouée en application de l’alinéa d).
[...]
39(1) La valeur marchande d’un bien-fonds exproprié est égale à la somme qui aurait été payée pour le bien-fonds s’il avait été vendu à la date d’expropriation sur le marché libre par un vendeur consentant à un acheteur consentant.
[...]
39(4) Pour déterminer la valeur marchande du bien-fonds, il n’y a pas lieu de tenir compte
a) de tout usage que l’autorité expropriante envisage de faire ou fait réellement du bien-fonds;
b) d’une augmentation ou d’une diminution de la valeur du bien-fonds résultant de l’imminence de l’aménagement en vue duquel l’expropriation a lieu, ou des perspectives imminentes d’expropriation; ou
c) d’une augmentation de la valeur du bien-fonds résultant de l’affectation à un usage qui pourrait être interdit par un tribunal ou qui est contraire à la loi ou qui nuit à la santé des occupants du bien-fonds ou à l’hygiène publique.
[10] Dans Young c. Moncton (City) (2002), 248 R.N.-B. (2e) 360 (C.A.N.-B.), aux par. 23 et 24, le juge d’appel Drapeau, tel était alors son titre, a précisé la nature du processus d’évaluation :
23 Le paragraphe 38(1) de la Loi prévoit que l’indemnité à verser en cas d’expropriation doit être fondée, en partie, sur la valeur marchande du bien. La « valeur marchande » est définie au paragraphe 39(1) comme « la somme qui aurait été payée pour le bien-fonds s’il avait été vendu à la date d’expropriation sur le marché libre par un vendeur consentant à un acheteur consentant ». La Loi exige implicitement que la « valeur marchande » soit établie en fonction des possibilités actuelles d’utilisation optimale du bien-fonds exproprié. Voir E.C.E. Todd, The Law of Expropriation and Compensation in Canada, 2e édition (Scarborough, Ontario: Carswell, 1992) à la page 133. Cette utilisation, qui peut être différente de celle reconnue au moment de l’expropriation du bien-fonds, est la pierre angulaire de l’établissement de toute indemnité payable en vertu de la Loi et en vertu de la plupart, sinon de la totalité, des autres lois canadiennes en matière d’expropriation. Voir Saint John Priory of Canada Properties c. Saint John (City), 1972 CanLII 133 (C.S.C.), [1972] R.C.S. 746, et Valley Improvement Co. c. Metropolitan Toronto Region Conservation Authority (1965), 51 D.L.R. (2d) 481 (C.A. Ont.), à la page 491 des motifs du juge Roach.
24 Cela étant dit, il faut se rappeler que le concept de « l’utilisation optimale » fait référence à « l’utilisation la plus rentable à laquelle un acheteur et un vendeur informés et consentants s’attendraient raisonnablement que le bien-fonds serait probablement affecté » (c’est moi qui souligne). Voir l’ouvrage de J.A. Coates et S.F. Waqué intitulé New Law of Expropriation, feuillets mobiles, vol. 1 (Scarborough, Ontario: Carswell, 1986) à la page 10-84. L’utilisation optimale préconisée par le propriétaire du bien-fonds exproprié devrait être rejetée comme fondement de la détermination de la valeur marchande en vertu de la Loi lorsque cette utilisation n’est pas économiquement rentable. Voir Guido (Estate) et al. c. Canada (Ministry of Transportation and Communications) (1977), 13 L.C.R. 97 (C. div. Ont.), à la page 98. Les éléments constitutifs de l’utilisation optimale d’un bien-fonds particulier faisant l’objet d’une expropriation sont une question de fait.
[11] Vu le cadre défini ci-dessus, la valeur marchande se fixe en deux étapes dans une affaire d’expropriation. La première requiert de déterminer l’usage optimal du bien-fonds exproprié. La seconde étape appelle à [TRADUCTION] « établir l’indemnité à accorder au propriétaire d’après cet usage » : Re Farlinger Developments Ltd. and Borough of East York, [1975] O.J. No. 2429 (C.A. Ont.); Higgins et al. c. New Brunswick (2005), 285 R.N.-B. (2e) 130 (C.B.R.N.-B., le juge Grant); McLeod c. New Brunswick, [2000] A.N.‑B. no 86 (C.B.R.N.-B., le juge Rideout).
[12] Il appartient au propriétaire du bien exproprié de prouver le bien-fondé de l’évaluation et la norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités. Si la preuve présentée ne satisfait pas à cette norme, la cour doit se tourner vers d’autres évaluations : David c. Minister of Natural Resources (1976), 14 R.N.-B. (2e) 300 (C.A.). Cependant, il est évident qu’un juge du procès n’est obligé d’adopter ni l’une ni l’autre des opinions des évaluateurs respectifs des parties sur la valeur marchande du bien visé : Young c. Moncton (City), précité, par. 13.
[13] Quatre facteurs sont à prendre en considération pour déterminer l’usage optimal d’un bien exproprié :
a) conformité aux lois et aux règlements,
b) possibilité physique,
c) faisabilité financière,
d) rentabilité maximale.
[14] Les quatre facteurs à examiner pour déterminer l’usage optimal d’un bien doivent l’être sur la base objective des conditions du marché, et non d’après les intentions subjectives du propriétaire du bien : Higgins c. New Brunswick, [2005] A.N.-B. no 262 (C.B.R.N.-B., le juge Grant).
[15] Pour déterminer l’usage optimal d’un bien, ainsi que sa valeur marchande, l’évaluateur choisit parmi trois méthodes admises, qu’il peut combiner : a) la technique de parité, b) la technique du revenu, c) la technique du coût. À la page 178 de The Law of Expropriation and Compensation in Canada (2e éd., Carswell, 1992), le professeur Eric C.E. Todd décrit les trois techniques :
[TRADUCTION]
a) La méthode de comparaison directe des ventes, ou technique de parité, requiert une comparaison directe entre le bien visé et les autres données statistiques, notamment les prix de vente de biens comparables sur le marché libre. La technique produit une estimation de la valeur d’échange du bien visé. Elle repose sur la théorie économique voulant que la valeur du bien soit le prix auquel il serait vendu sur un marché théoriquement libre, où agirait le principe de l’offre et de la demande.
b) La technique du revenu appelle à une comparaison indirecte entre le bien visé et les autres biens ou les autres possibilités d’investissement comparables. Le revenu réel ou hypothétique du bien visé est comparé au revenu de biens comparables, ou d’autres types d’investissements. Ensuite, le flux de rentrées du bien visé est capitalisé à un taux établi par analyse du marché du placement immobilier. La capitalisation obtenue est considérée comme la valeur en capital du bien visé. La technique du revenu repose sur la théorie économique voulant que la valeur d’un bien soit déterminée par le montant des gains futurs qu’il produira.
c) La technique du coût requiert d’estimer le coût actuel de reproduction des améliorations apportées au bien visé ou le coût de leur remplacement par des améliorations d’une égale utilité fonctionnelle. On ajoute ensuite au coût de reproduction ou de remplacement des améliorations la valeur marchande estimative du terrain, déterminée en appliquant la technique de comparaison directe des ventes ou la technique du revenu, ou encore l’une et l’autre. La somme de ces montants est une estimation de la valeur du bien. La technique du coût repose sur la théorie économique voulant que la valeur soit égale au coût de production.
[16] Une fois déterminé l’usage optimal du bien, l’étape de l’évaluation foncière débute. Six techniques, ou méthodes, s’offrent essentiellement aux évaluateurs. L’évaluateur de Dieppe les a présentées ainsi dans son rapport :
[TRADUCTION]
Méthodes d’évaluation foncière
En évaluation foncière, plusieurs techniques s’offrent aux évaluateurs :
Parité | Cette technique appelle à rapprocher données de vente et terrains évalués, à les pondérer et à les comparer. |
Répartition | Cette technique s’appuie sur le rapport type de la valeur d’un terrain à la valeur des améliorations, dans une catégorie donnée de biens immeubles et en un lieu donné. |
Soustraction | Cette technique s’apparente à celle de la répartition, en ce sens que l’apport des améliorations est défalqué de la valeur totale du bien. |
Lotissement | Cette technique, surtout applicable aux terrains non aménagés, appelle à estimer la valeur totale du terrain en supposant son lotissement, puis la vente des lots, et à soustraire de cette valeur estimative les frais d’aménagement. |
Revenu résiduel au terrain | Cette technique capitalise le revenu résiduel imputable au terrain. L’évaluateur suppose, pour établir ce revenu, un bâtiment neuf et approprié, réel ou hypothétique. |
Capitalisation du loyer du fonds de terre | Cette technique est employée pour évaluer le terrain lorsque le loyer du fonds de terre correspond à la valeur de l’intérêt du propriétaire foncier dans le bien, et que l’évaluateur dispose de taux de capitalisation émanant du marché qui permettent de convertir le loyer en une indication de la valeur marchande. |
La technique de parité est considérée comme la méthode d’évaluation applicable au plus grand nombre de cas. Malgré qu’un plan de lotissement préliminaire ait été produit, le recours à la technique de lotissement n’est pas justifié.
Le bien visé; historique de l’affaire
[17] Le bien est un lot de forme irrégulière doté d’un peu plus de 400 pieds de façade en bordure de la rue Champlain et situé du côté sud de la rue. À l’époque de l’expropriation, le boulevard Dieppe s’achevait à la rue Champlain, en face du terrain visé, du côté nord, et formait avec la rue un carrefour en T. Le bien visé peut être décrit comme une parcelle de façade de dimension carrée, d’environ 400 pieds, rue Champlain, sur 400 pieds en direction sud, jointe au sud à une parcelle triangulaire mesurant quelque 830 pieds de son côté nord, 980 pieds de son côté ouest et 1 000 pieds de son côté est. La superficie totale du bien est de 12,4 acres environ. Le bien-fonds était vacant, boisé et non aménagé, et l’était depuis de nombreuses années, au moins depuis le milieu des années quatre-vingts.
[18] À l’époque de l’appropriation, la partie du bien attenante à la rue Champlain se trouvait en zone commerce routier sur environ 250 pieds en direction sud, ce qui permettait divers usages commerciaux. La partie située immédiatement au sud de cette fraction de façade, bornée à l’ouest par le prolongement du boulevard Dieppe de part en part du bien visé, à l’est par le ruisseau Fox, se trouvait en zone parc industriel, laquelle zone permettait des usages industriels légers et certains usages commerciaux, dont bureaux et restaurants. Le reste du terrain, situé à l’ouest du prolongement du boulevard Dieppe et au sud de terrains d’autres propriétaires qui bordaient la rue Champlain, d’une profondeur approximative de 400 pieds, appartenait à une zone résidentielle (R2) autorisant l’aménagement d’habitations unifamiliales ou bifamiliales.
[19] La famille Gauvin était propriétaire du bien depuis 1837. À l’époque de l’expropriation, ce bien était le vestige d’un terrain plus vaste dans lequel avaient été formés deux autres lots, qui avaient été vendus par Estella Gauvin en 1987 et en 1988. Vers ces années-là, un agent d’immeubles résidentiels et commerciaux de la région, David Gagnon, qui avait eu part à la vente de ces lots pour le compte de Mme Gauvin par l’entremise de sa compagnie, Prime Realty Ltd., a placé sur le bien, face à la rue Champlain, un grand panneau d’affichage qui annonçait ce qui suit : [TRADUCTION] « Terrain à aménager - 13 acres – commercial ». Le panneau portait aussi le numéro de téléphone de Prime Realty Ltd. Il est demeuré sur le bien jusqu’au jour de l’appropriation.
[20] M. Gagnon a indiqué que, malgré ses efforts considérables, au fil des ans, en vue de mettre en oeuvre l’aménagement du bien visé, il n’avait jamais véritablement reçu d’Estella Gauvin le mandat de vendre le bien ou de le mettre en vente. Il a expliqué que Mme Gauvin et lui avaient convenu qu’il se contenterait de recevoir les propositions d’aménagement et qu’il ne les lui transmettrait que si elles méritaient d’être prises en considération. Il ne devait pas communiquer à Mme Gauvin toutes les expressions d’intérêt reçues. Par contre, dût-on se montrer intéressé sérieusement à réaliser un aménagement qui conférerait à la famille Gauvin un intérêt à long terme, il devait lui présenter la proposition. Il a confirmé qu’il avait la permission de Mme Gauvin pour placer sur le bien le panneau qui annonçait un terrain à aménager.
[21] M. Gagnon a affirmé en outre qu’il s’était efforcé tous les mois sans relâche, pendant plus de quinze ans, à intéresser des entrepreneurs à l’aménagement du bien. Mme Gauvin n’avait jamais vendu que deux lots cependant. Ces biens, qui bordaient la rue Champlain, étaient adjacents au bien visé, du côté ouest. La première parcelle avait été vendue à Main Street Developments en juillet 1987 (parcelle 87-1A), la seconde à Stean Marble Ltd. en 1988 (lot 88-1A). Estella Gauvin ou la succession n’ont vendu aucune autre partie du bien de 1988 à la date d’expropriation, soit pendant environ treize ans.
[22] Les documents provenant des dossiers de M. Gagnon ont confirmé qu’il avait pris une part très active, au fil des ans, aux démarches de mise en marché du bien en vue de son aménagement. Entre autres, il avait sollicité des promoteurs et leur avait proposé divers projets d’aménagement, dont la construction de postes d’essence et d’hôtels. Malgré ses efforts, il n’avait pu susciter d’intérêt réel pour l’aménagement du bien.
[23] M. Gagnon a expliqué qu’un des problèmes posés par l’emplacement, selon lui, tenait à ce que le prolongement en direction sud du boulevard Dieppe, qui devait traverser le bien visé, n’avait pas été réalisé, encore que proposé depuis un certain nombre d’années. Par conséquent, le bien demeurait situé à un carrefour en T où s’arrêtait le boulevard Dieppe et, tant que le bien n’a pas été exproprié, le prolongement du boulevard en direction sud n’a pas eu lieu. M. Gagnon y voyait une entrave à la mise en marché du bien en vue de son aménagement. Il était d’avis que le bien avait une valeur latente avant la construction et le prolongement du boulevard Dieppe, mais que sa valeur avait augmenté sensiblement une fois le projet réalisé.
[24] Fin décembre 2000, ou début janvier 2001, Dieppe a retenu les services de Daniel Doucet, AACI, évaluateur chez Hardy Appraisals (aujourd’hui Altus Helyer). Elle a chargé M. Doucet de la préparation du rapport d’évaluation prévu par la Loi. Il a visité le bien le 12 janvier 2001 et il a remis son évaluation à Dieppe le 13 février suivant. Il a estimé la valeur marchande du bien à 474 600 $ au 12 janvier 2001. En conformité avec le par. 37(1) de la Loi, Dieppe a offert à la succession un chèque de 474 600 $, accompagné d’une copie du rapport d’évaluation de M. Doucet.
[25] À l’époque où M. Doucet a procédé à l’évaluation, une partie du bien bornée par la rue Champlain, et d’une profondeur de 200 pieds depuis cette rue, se trouvait en zone commerce routier. Le reste du bien était réparti entre une zone parc industriel et une zone résidentielle. M. Doucet est arrivé à la conclusion que l’usage optimal du bien serait un usage commerce routier pour une fraction qui, depuis la rue Champlain, s’étendrait sur une distance de 400 pieds en direction sud, et un usage résidentiel pour l’arrière-terrain. Il faisait l’hypothèse, pour la parcelle de façade, d’une demande de rezonage accueillie qui élargirait de 200 pieds en direction sud la zone commerce routier, étant donné que la zone commerce routier des biens contigus avait déjà cette largeur et qu’un représentant de la Commission du district d’aménagement du Grand Moncton lui avait confirmé que l’hypothèse était raisonnable.
[26] Après avoir déterminé les usages optimaux du bien, M. Doucet a appliqué la technique de parité pour en fixer la valeur marchande. Il s’est reporté aux chiffres de ventes de biens comparables, dans la zone de marché des rues Champlain et Amirault, à Dieppe, et leur a appliqué divers rajustements suivant les pratiques d’évaluation normales. Il a adopté la technique de parité tant pour la zone commerce routier que pour la zone résidentielle du bien.
[27] M. Doucet a ensuite choisi les taux unitaires qui lui paraissaient appropriés (un prix au pied carré pour la partie du bien située en zone commerce routier; un prix à l’acre pour la partie résidentielle), multiplié la superficie de chacune des parties par les prix unitaires retenus et procédé encore une fois à des rajustements, qui ont consisté en l’application de réductions appropriées à certaines tranches du terrain situé en zone commerce routier. Plus précisément, il a attribué une valeur de 3,20 $ le pied carré à la tranche du terrain de zone commerce routier qui, profonde de 400 pieds, bordait la rue Champlain sur une distance de 270 pieds depuis la limite ouest du bien (270 pi x 400 pi = 108 000 pi2 x 3,20 $/pi2 = 345 600 $). Il a réduit de moitié la valeur de la tranche suivante du terrain situé en zone commerce routier, de 50 pieds en façade sur 400 pieds de profondeur, pour la ramener à 1,60 $ le pied carré, du fait qu’elle était grevée d’une servitude d’égout qui interdisait d’y ériger le moindre bâtiment (50 pi x 400 pi = 20 000 pi2 x 1,60 $/pi2 = 32 000 $).
[28] M. Doucet a également appliqué une réduction à la tranche restante du terrain de zone commerce routier, tranche de 80 pieds en façade sur 400 pieds de profondeur dont il a ramené le taux à 0,32 $ le pied carré (80 pi x 400 pi = 32 000 pi2 x 0,32 $/pi2 = 10 240 $). Cette tranche du bien appartenant à la zone commerce routier longeait le ruisseau Fox et les usages possibles en étaient restreints par les règlements de la Loi sur l’assainissement de l’eau et par la topographie des lieux. Il n’a pas appliqué de réduction à la partie du bien grevée d’une servitude d’eau de trente pieds d’est en ouest, parce que cette servitude avait été abandonnée plusieurs années auparavant et qu’il croyait probable qu’elle puisse être éteinte. De même, il n’a pas réduit la valeur de la partie résidentielle riveraine du ruisseau Fox, parce qu’il estimait que le ruisseau pourrait être un attrait d’un bien résidentiel.
[29] En résumé, M. Doucet est arrivé, une fois appliquées les réductions appropriées, à une valeur marchande de 387 800 $ pour la partie du bien, hypothétiquement élargie, située en zone commerce routier. En outre, il a fixé la valeur marchande de ce qui devait être la partie résidentielle restante à 10 000 $ l’acre, plus précisément à 86 800 $ pour ses 8,677 acres. Après avoir additionné toutes les valeurs de la partie commerce routier à celle de la partie résidentielle, il a conclu que le bien-fonds dans son ensemble avait une valeur marchande de 474 600 $.
[30] Au mois de septembre 2001, des représentants de la succession sont entrés en contact avec Harrison Goodwin, AACI, FRI, évaluateur de biens immobiliers de Moncton à qui ils ont demandé de préparer une évaluation du bien. La succession et M. Goodwin ont passé un contrat de services en due forme le 1er octobre 2001. M. Goodwin envisageait alors une évaluation du bien qui y grouperait divers usages réglementaires et légaux : un restaurant; un hôtel ou un hôtel-motel; des installations associant un poste d’essence à un dépanneur et accueillant un restaurant franchisé à service rapide; un ensemble d’habitation de densité faible à moyenne, avec ou sans ascenseurs. Sur la recommandation de M. Goodwin, la succession a retenu aussi les services de Paul Martin, AACI. Cet évaluateur d’Aurora, en Ontario, devait procéder à une étude d’usage optimal en vue d’un éventuel usage hôtelier du bien et d’autres usages éventuels.
[31] Quelque dix-sept mois plus tard, le 28 février 2003, le rapport de MM. Goodwin et Martin était achevé et remis à la succession. Leur évaluation prévoyait un aménagement du terrain en quatre lots distincts, dont chacun servirait à l’un des usages suivants : a) poste d’essence-dépanneur doté d’un restaurant à service rapide et d’un lave-auto; b) hôtel-motel de trois étages et de soixante-dix-huit chambres; c) restaurant familial d’une chaîne connue; d) ensemble d’habitation de style motel, comptant trois bâtiments et quatre-vingt-seize appartements.
[32] Le rapport de M. Martin, qui contenait l’étude d’usage optimal et l’évaluation menées pour la partie de l’aménagement hypothétique prévoyant la construction d’une auberge pour voyageurs et d’un restaurant familial de chaîne connue, comptait 128 pages. Le rapport exhaustif de M. Goodwin faisait 395 pages. Son analyse historique de la région s’ouvrait au voyage d’exploration de Jacques Cartier, en 1534. Les rapports ont été onéreux également. Dans son témoignage, David Gauvin a estimé que les frais engagés par la succession pour les services de MM. Goodwin et Martin, jusqu’à deux ans avant le procès, avaient été respectivement de 146 000 $ et de 46 000 $.
[33] La configuration de l’aménagement envisagé par M. Goodwin apparaissait sur ce qui était appelé le plan A (pièce A-3, p. 178E). Ce plan dessinait un prolongement du boulevard Dieppe vers le sud qui pénétrait dans le bien visé sur une distance approximative de 400 pieds. Le boulevard s’achevait en un large cul-de-sac qui permettait d’accéder aux parties sud du bien. La partie de l’aménagement formée du poste d’essence assorti d’un dépanneur, d’un restaurant rapide et d’un lave-auto devait border la rue Champlain depuis le prolongement prévu du boulevard Dieppe, à l’ouest, jusqu’à un terrain réservé à un espace vert, juste à l’ouest du ruisseau Fox, lequel traçait la limite est du bien. L’hôtel projeté de trois étages et de soixante-dix-huit chambres se trouvait immédiatement au sud du poste d’essence. Le restaurant familial était situé plus au sud, à l’est du prolongement du boulevard Dieppe. Au sud et à l’ouest du cul-de-sac par lequel devait s’achever le boulevard Dieppe se dressaient les trois bâtiments de l’ensemble d’habitation de quatre-vingt-seize appartements.
[34] M. Goodwin a appliqué la technique de lotissement pour fixer la valeur marchande du bien-fonds dans son ensemble, et lui et M. Martin ont procédé à une analyse qui faisait appel à la technique de la valeur résiduelle au terrain pour déterminer l’usage optimal de chacun des éléments de l’aménagement hypothétique : hôtel, ensemble d’habitation, poste d’essence et Mega Mart, restaurant de chaîne connue. À la page 218 de son ouvrage, le professeur Todd écrivait que la technique de lotissement n’est pas une méthode d’évaluation d’application générale et qu’elle peut être définie comme une technique :
[TRADUCTION]
[...] qui appelle à concevoir un lotissement futur possible, à estimer le prix de vente des lots viabilisés et à multiplier ce prix par le nombre estimatif de lots du lotissement. Les frais de viabilisation et d’aménagement sont ensuite chiffrés et soustraits des recettes brutes prévues. Le solde net est enfin actualisé par déduction d’un pourcentage pour les profits futurs. Le résultat se veut la valeur actualisée du bien, à la date d’expropriation.
[35] M. Goodwin a néanmoins choisi cette technique. Il résume comme suit, aux pages 292 et 293 de son rapport, son opinion finale sur la valeur du bien-fonds visé :
[TRADUCTION]
Produit brut de la vente des lots et du bois marchand |
| |
mégamarché, produits pétroliers et produits de détail | 1 207 500,00 $ | |
hôtel-résidence pour voyageurs, 78 chambres, services réduits | 600 000,00 | |
restaurant familial de 125 places | 440 000,00 | |
ensemble d’habitation, plan de motel, 96 appartements | 547 200,00 | |
bois marchand récupéré et vendu | 3 500,00 | |
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sous-total des ventes brutes (TVH incluse) | 2 798 200,00 $ | |
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Frais d’élaboration du projet |
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frais juridiques et frais d’arpentage | 10 476,00 $ |
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conception et travaux d’ingénierie | 51 185,36 |
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construction de rues | 426 544,65 |
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mise en marché | 139 910,00 |
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dépenses diverses, permis, intérêts, assurances, éventualités, frais généraux, incitatif à l’entrepreneur |
62 032,72 |
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sous-total des frais | 690 148,73 $ |
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TVH (15 %) | 103 522,31 |
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total des frais | 793 621,04 $ |
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VALEUR MARCHANDE INDIQUÉE |
| 2 004 528,96 $ |
VALEUR ARRONDIE |
| 2 005 000,00 $ |
[36] Comme les experts de Dieppe en planification de l’utilisation des terres et en technique de la circulation avaient contesté certaines des hypothèses sur lesquelles son rapport original reposait, M. Goodwin a présenté une opinion finale modifiée au cours de son témoignage, au procès. Compte tenu des réserves exprimées, il avait préparé un projet de lotissement et d’aménagement révisé qui, essentiellement, déplaçait les diverses composantes du plan initial et substituait à l’ensemble d’habitation de trois bâtiments et de quatre-vingt-seize unités un immeuble unique de quarante-huit appartements. M. Goodwin était cependant d’avis que le projet révisé proposait un aménagement qui demeurait réglementaire et légal, possible au plan physique, et qui conservait sa faisabilité financière et une rentabilité maximale. Il en estimait la valeur marchande à 2 312 181,28 $ par application de la même technique de lotissement, valeur ramenée à 2 014 892 $ par les avocats de la succession dans leur mémoire postérieur au procès.
[37] Il est intéressant de constater que, depuis l’expropriation, le prolongement du boulevard Dieppe en direction sud s’est réalisé et que son tracé, en plus de passer par le bien-fonds, se poursuit sur une distance considérable, dans le territoire de Dieppe, jusqu’au chemin Me Lanson. Le Parc industriel de Dieppe a connu l’agrandissement prévu. Des aménagements importants se sont concrétisés : aménagements commerciaux dans le parc industriel agrandi, résidentiels le long du prolongement du boulevard Dieppe, au sud du bien-fonds visé. Plus tard, Dieppe a vendu le reste du bien, qui s’est fortement développé depuis. Le bien-fonds visé, outre qu’une partie de son terrain a servi au prolongement du boulevard Dieppe, accueille aujourd’hui un hôtel, un bâtiment commercial et deux restaurants, éléments qui ne sont pas tout à fait étrangers à ceux des aménagements hypothétiques qu’avaient imaginés M. Goodwin, dans son évaluation, et David Gagnon à l’époque où il tâchait de mettre en oeuvre l’aménagement du bien au nom de la famille Gauvin.
[38] Il est toutefois utile de rappeler que le par. 39(4) de la Loi sur l’expropriation prescrit que, « [p]our déterminer la valeur marchande du bien-fonds, il n’y a pas lieu de tenir compte a) de tout usage que l’autorité expropriante envisage de faire ou fait réellement du bien-fonds [ou] b) d’une augmentation ou d’une diminution de la valeur du bien-fonds résultant de l’imminence de l’aménagement en vue duquel l’expropriation a lieu, ou des perspectives imminentes d’expropriation ».
Analyse et conclusion
[39] Encore que je ne sois tenu d’accueillir ni l’une ni l’autre des opinions des experts pour fixer la valeur marchande du bien visé, je suis d’avis que l’évaluation de M. Doucet est celle qui donne l’indication la plus juste et l’estimation la meilleure et la plus fiable de sa valeur marchande au moment de l’appropriation. J’arrive à cette conclusion malgré que le rapport de M. Doucet propose une valeur au 12 janvier 2001, antérieure au changement qu’a subi le bien, dans une certaine mesure, du fait du rezonage intervenu la veille de l’appropriation. À mon sens, ni l’intervalle de trois mois ni le rezonage n’ont sensiblement modifié la valeur marchande du bien-fonds à la date d’appropriation. La preuve ne justifiait certainement pas de conclure que les trois mois qui s’étaient écoulés et le rezonage adopté par Dieppe avaient eu une incidence réelle sur la valeur du bien au moment de l’appropriation.
[40] Dans l’ensemble, l’évaluation de M. Doucet est apparue logique, par la méthode et par l’analyse mises en oeuvre, et fidèle à la technique dont les tribunaux et les autorités du domaine de l’évaluation reconnaissent qu’elle est indiquée pour les biens de cette nature. Eric C.E. Todd, à la p. 181 de son ouvrage, fait état de la préférence des tribunaux pour la technique de parité lorsqu’il s’agit d’expropriation :
[TRADUCTION]
Les tribunaux judiciaires et administratifs ont une préférence pour la technique de parité. En général, les autres techniques sont plus compliquées et font intervenir des facteurs où le jugement entre davantage en jeu, ce qui peut se traduire par une fiabilité moindre de l’évaluation produite.
[41] Également, pour l’application de la technique de parité, M. Doucet a comparé le bien-fonds visé avec des biens semblables situés dans un rayon de quatre kilomètres. Ses rajustements étaient logiques; ils n’ont pas été sérieusement contestés et n’ont certainement pas été discrédités. Je suis d’avis que, dans l’ensemble, son rapport est cohérent, raisonnable, étayé par la preuve et représentatif de l’état du marché, dans le secteur du bien-fonds, à l’époque de l’appropriation. La technique retenue par M. Doucet a abouti à une évaluation qui dénotait l’échec par lequel s’étaient largement soldées les démarches entreprises par la famille Gauvin et par la succession depuis 1986, par l’intermédiaire de David Gagnon, pour mettre en marché le bien visé.
[42] La succession soutient toutefois que la définition de valeur marchande, dans le contexte d’une expropriation, ne se résume pas à la définition législative donnée au par. 39(1) de la Loi sur l’expropriation, mais suppose également que le vendeur et l’acheteur hypothétiques sont [TRADUCTION] « pleinement informés ». Cette définition, affirme-t-elle, exige de procéder à une analyse beaucoup plus élaborée et beaucoup plus pointue pour déterminer le prix maximal auquel arriveraient un [TRADUCTION] « acheteur pleinement informé » et un [TRADUCTION] « vendeur pleinement informé ». La succession soutient en fait, sauf erreur, que le vendeur et l’acheteur informés, pour l’être pleinement, doivent avoir envisagé et soupesé tous les usages ou toutes les combinaisons d’usages auxquels le bien pourrait être affecté, en zone commerce routier, pour en maximiser la valeur. À mon sens, les textes qui font autorité ne permettent pas d’adopter cette interprétation et d’imposer cette démarche, qui serait tout aussi incommode qu’inefficace dans un cas comme le présent.
[43] Ce concept des « vendeur et acheteur pleinement informés », sur lequel la succession s’appuie, semble dériver de l’interprétation donnée par M. Goodwin de la décision rendue par l’ancien Office d’indemnisation des biens du Nouveau-Brunswick dans Henderson c. Minister of Tourism (1981), 23 L.C.R. 30 (O.I.B.), confirmée dans (1982), 25 L.C.R. 291 (C.A.N.-B.) (voir note 1, au bas de la page 6 de son rapport). M. Goodwin s’y est reporté pour formuler sa définition de « valeur marchande ». Dans Henderson, l’Office a écarté la définition étroite que le ministre du Tourisme intimé donnait de « valeur marchande » d’après le par. 39(1) de la Loi sur l’expropriation. Il a résumé ainsi cette définition, à la p. 55 :
[TRADUCTION]
La partie intimée a maintenu qu’il y avait lieu d’interpréter ce paragraphe comme signifiant que la valeur marchande du bien doit être établie en fonction d’une vente à la date d’expropriation. Elle a fait valoir aussi que le paragraphe n’indique aucunement que la valeur marchande ne doit être établie qu’après que le bien est demeuré sur le marché pendant un temps raisonnable, que la définition législative ne contient pas de disposition en ce sens et qu’elle exige, non que les vendeurs et acheteurs éventuels soient « prudents » ou « informés », ou raisonnablement au fait de tous les aspects pertinents, mais simplement qu’ils soient « consentants ».
[44] Non que je veuille ergoter ou couper les cheveux en quatre, mais il me faut signaler que le mot fully [pleinement] n’est appliqué nulle part dans cette décision aux vendeurs ou aux acheteurs informés. L’Office ne faisait que souscrire à l’idée que les vendeurs et les acheteurs hypothétiques sont d’ordinaire prudents, informés ou raisonnablement au fait de tous les aspects pertinents, relativement au bien, et non pas strictement consentants. Les tribunaux ont reconnu le bien-fondé de ce point de vue par le passé, et notre Cour d’appel l’a repris récemment dans Young c. Moncton (City), précité. Extrait des motifs du juge d’appel Drapeau :
24 Cela étant dit, il faut se rappeler que le concept de « l’utilisation optimale » fait référence à « l’utilisation la plus rentable à laquelle un acheteur et un vendeur informés et consentants s’attendraient raisonnablement que le bien-fonds serait probablement affecté »[.]
[45] Je crois que, dans la plupart des affaires d’expropriation, et certainement dans le cas présent, déterminer quelles sont les « utilisations rentables attendues et raisonnables d’un bien » ne requiert vraisemblablement pas d’envisager chacun des usages et chacune des combinaisons d’usages que pourraient permettre les dispositions de zonage applicables, de les soupeser et d’en analyser la faisabilité. Cette démarche, dût-elle être imposée, serait parfaitement incommode, financièrement irréalisable et extrêmement inefficace, comme le montre abondamment la présente espèce.
[46] L’arrêté de zonage en vigueur à l’époque autorisait une quarantaine d’usages différents en zone commerce routier et des usages multiples en zone résidentielle. La succession, pour soupeser seulement quatre des usages admissibles dans le cadre d’un aménagement hypothétique du bien visé, a chargé deux évaluateurs experts de produire un rapport global qui leur a demandé presque un an et demi et qui a coûté près de 200 000 $. Je ne crois pas que la Loi sur l’expropriation prévoie, ou que le droit requière ou même envisage, qu’on s’engage dans une entreprise d’une envergure et d’une complexité semblables, à prix aussi prohibitif, à seule fin de déterminer la valeur marchande d’un bien exproprié dans un cas comme celui-ci.
[47] En outre, les sources doctrinales et jurisprudentielles reconnaissent les points faibles de la technique de lotissement proposée par la succession, en particulier dans le cas de biens-fonds vacants qui ne sont pas prêts à recevoir un aménagement. À propos de cette technique, le professeur Todd a écrit ce qui suit à la p. 219 de son livre :
[TRADUCTION]
Les tribunaux hésitent habituellement à utiliser la technique de lotissement pour deux raisons. Premièrement, à moins qu’un projet de lotissement ait déjà été approuvé officiellement, il existe toujours un certain degré d’incertitude relativement à la question de savoir si le lotissement se réalisera et à quelles conditions il sera assujetti. En pareil cas,
[il] s’agit de spéculation par-dessus spéculation que d’essayer d’indemniser le propriétaire d’un bien exproprié en se fondant sur la vente possible à long terme de parcelles de terrain obtenues du lotissement théorique du bien en question après l’expropriation, au prix actualisé estimatif de ces parcelles, mais comme si l’expropriation n’avait pas eu lieu [...]
Deuxièmement, cette méthode est considérée comme « fluctuante » dans ce sens qu’un changement comparativement mineur comme dans le coût des services, par exemple, peut entraîner un changement considérable de la valeur résiduelle. [TRADUCTION] « Ainsi que l’indiquent les variations et les changements des chiffres en l’espèce, un seul lapsus peut coûter des milliers de dollars; alors il faut agir avec prudence. » (St. Catharines Crushed Stone Ltd. c. St. Catharines (City) (1978), 15 L.C.R. 363, 372 (O.I.F. Ont.); Accettola c. London (City) (1975), 8 L.C.R. 193, 196 (O.I.F. Ont.) (fluctuations inhérentes); Associated Builders Ltd. c. Newfoundland (Minister of Public Works) (1978), 17 L.C.R. 101, 109 (C.A.T.-N.); Genstar Corp. c. Greater Vancouver (Regional District) (1990), 43 L.C.R. 121, 128 (B.C. Arbit.). Une ou plusieurs des raisons ci-après sont invariablement données pour justification du rejet de cette méthode en faveur d’autres techniques d’estimation de la valeur marchande.
a) Disponibilité de données de ventes comparables
La technique de lotissement [TRADUCTION] « est reconnue comme la méthode appropriée, voire nécessaire, d’estimation de la valeur marchande présumée du bien visé, dans le seul cas toutefois où la technique plus fiable de comparaison des ventes, ou des données du marché, ne peut être employée en raison de données insuffisantes ». [TRADUCTION] « Il est clair, en droit, que la méthode de lotissement [...] ne doit pas être utilisée, en temps normal, à moins que la technique de comparaison ne soit inapplicable. » Il est donc approprié de recourir à la méthode lorsque les ventes comparables se révèlent peu nombreuses du fait que, quelques années avant l’expropriation, des promoteurs ont acquis la quasi-totalité des autres terrains non aménagés du secteur, lorsque les [TRADUCTION] « données du marché sur les ventes de superficies (sont) de pertinence douteuse » ou lorsque les évaluateurs des deux parties constatent que les ventes comparables ne suffisent pas pour qu’ils puissent se former une opinion par application de la technique des données du marché et conviennent que l’aménagement était imminent à la date d’expropriation.
b) Le bien n’est pas prêt à recevoir un aménagement à la date d’expropriation
La technique de lotissement, affirme-t-on, [TRADUCTION] « n’est applicable que si le bien-fonds est raisonnablement prêt à recevoir un aménagement, et son application ne doit pas attribuer une valeur au terrain comme s’il était déjà bâti. »
Idéalement, le lotissement est en cours à la date d’expropriation. Sinon , il faut que les parties conviennent que le bien est prêt ou qu’on dispose d’indications convaincantes de ce qu’il est prêt : dépôt d’un plan de lotissement auprès de l’autorité compétente, disponibilité de services, marché s’offrant à la vente des lots.
Les tribunaux judiciaires et administratifs [TRADUCTION] « ont indiqué qu’ils désapprouvent le recours à la technique de lotissement dans l’évaluation de terrains nus », par exemple si [TRADUCTION] « les chances d’obtention d’un rezonage ou d’approbation d’un plan de lotissement, le nombre de lots qui pourrait être autorisé, le coût de l’aménagement des lots, (et) le temps nécessaire et les frais à engager pour les vendre donnent lieu à des conjectures ». L’emploi de la technique a été écarté lorsque, n’eût été l’expropriation, le lotissement aurait attendu encore des années. En pareil cas, [TRADUCTION] « les estimations à long terme ne valent, de toute évidence, que ce que valent les prémisses sur lesquelles elles reposent. Il est malavisé de s’en remettre à la boule de cristal de l’évaluateur et de tenter de prédire comment auront évolué des facteurs économiques jusqu’à sept ans après l’expropriation, s’il est possible d’user d’une méthode plus fiable. »
b) Les facteurs utilisés ne sont pas appuyés par les faits
Lorsque le recours à la méthode de lotissement est indiqué, les divers facteurs, par exemple les frais de viabilisation, ne doivent pas provenir de sources fantaisistes, mais du marché. L’emploi de la technique sera rejeté à moins que [TRADUCTION] « les chiffres ayant servi au calcul d’une valeur globale (ne reposent) sur des faits solides ». Quand l’évaluateur se sert de données pour chiffrer des facteurs tels les frais d’ingénierie, ou d’autres frais d’aménagement, un témoin compétent devrait confirmer leur validité.
[48] En l’espèce, les évaluateurs disposaient de données abondantes et fiables pour estimer la valeur marchande du bien visé par analyse comparative. M. Doucet a étudié les données issues de la vente de quatorze biens commerciaux comparables, pour la partie du bien dont il prévoyait qu’elle serait de zone commerce routier; pour l’autre partie, il a examiné les données de vente de douze biens vacants comparables d’une superficie de plusieurs acres, situés en zone résidentielle. Tous les biens commerciaux comparables bordaient la rue Champlain, l’avenue Acadie ou la rue Amirault, à Dieppe, dans un rayon de quatre kilomètres du bien. Tous les biens résidentiels comparables dont M. Doucet a examiné les données de vente, sauf un, se trouvaient dans le territoire de Dieppe.
[49] Également, il est clair que le bien visé n’était pas prêt à recevoir un aménagement à la date d’appropriation. L’approbation d’un rezonage ou d’un lotissement n’a été obtenue pour ni l’un ni l’autre des aménagements hypothétiques de M. Goodwin. La succession n’avait pas même de plan de lotissement provisoire, ou de plan dont elle aurait été prête à demander l’approbation. Le bien était inexploité depuis le milieu des années quatre-vingts et l’on n’en avait pas concrètement entrepris l’aménagement ou le lotissement. Les chances d’obtenir une approbation de lotissement ou le rezonage nécessaire en vue des aménagements hypothétiques n’étaient établies par aucune preuve fiable. Les experts que Dieppe a appelés à témoigner ont confirmé que, à de nombreux égards, obtenir cette approbation pouvait être tout aussi problématique qu’improbable.
[50] L’experte en planification de l’utilisation des terres et en zonage, Mme Voss, a expliqué les problèmes que présentait le plan hypothétique original de M. Goodwin, son Plan A, et confirmé que le lotissement proposé n’aurait probablement pas été approuvé. Elle a fait état, en outre, des incertitudes et des difficultés d’ordre général que peut susciter une demande de rezonage et de modification du plan municipal. L’expert en technique de la circulation, M. Don Good, a confirmé qu’il était peu probable qu’un prolongement du boulevard Dieppe qui se serait achevé en un cul-de-sac, prolongement prévu par l’un et l’autre des plans hypothétiques A et D de M. Goodwin, eût été approuvé. Ce serait allé à l’encontre du plan municipal que Dieppe avait adopté à l’époque. Les prétentions de la succession, en ce qui concerne les chances d’obtention du rezonage et des approbations nécessaires à la réalisation des plans hypothétiques A et D, s’appuient sur les assertions de M. Goodwin selon lesquelles Dieppe n’applique pas rigoureusement son arrêté de zonage et modifierait ses dispositions pour permettre l’aménagement projeté. Celui-ci a indiqué que ses assertions reposaient sur son [TRADUCTION] « expérience de l’évaluation d’immeubles à Dieppe » (p. 124, par. 6235, rapport de M. Goodwin). À mon sens, l’opinion donnée sur les chances d’obtention d’un rezonage et de l’approbation d’un lotissement, si elle ne s’appuie que sur l’expérience d’un évaluateur, sans expertise et sans consultation expresse de l’autorité de zonage, ne justifie pas de présumer que les approbations nécessaires seront obtenues en définitive.
[51] En revanche, l’hypothèse de M. Doucet, qui supposait un rezonage de la partie du bien attenante à la rue Champlain portant la zone commerce routier à 400 pieds en profondeur, n’a été formulée qu’après qu’il a consulté les représentants de la Commission du district d’aménagement du Grand Moncton, autorité de zonage à l’époque, qu’il leur a signalé que la zone commerce routier de tous les biens-fonds adjacents atteignait une profondeur de 400 pieds, et qu’ils ont conclu que l’approbation d’un rezonage était hautement probable. L’assise sur laquelle repose l’hypothèse de M. Doucet est beaucoup plus solide que celle de M. Goodwin.
[52] En somme, pour ce qui est de savoir si le bien était prêt à recevoir un aménagement au moment de l’expropriation, divers facteurs sont à prendre en considération. Ni plan de lotissement ni demande de rezonage n’étaient en préparation ou n’avaient été approuvés. L’aménagement du bien-fonds n’était pas en cours, et n’était pas non plus sur le point de débuter. Aucune partie du bien de la succession, dans le secteur, n’avait été vendue depuis 1988, et aucune offre d’achat ou d’aménagement du bien visé n’avait été reçue, en plus de treize ans, alors qu’on travaillait activement à sa mise en marché en vue d’un aménagement. Je suis convaincu que, n’eût été l’expropriation, la présentation de demandes de lotissement ou de rezonage, leur approbation et l’aménagement du bien auraient probablement attendu des années encore, si tant est qu’elles aient jamais eu lieu. Il est clair que le bien ne s’est trouvé prêt à recevoir un lotissement ou un aménagement qu’après l’expropriation. Il s’ensuit que la technique de lotissement, retenue par M. Goodwin, n’est pas une méthode appropriée pour l’estimation de la valeur marchande du bien à la date d’appropriation.
[53] Les problèmes et les lacunes que présente la technique de lotissement sont en outre apparus, en l’espèce, lorsque des erreurs commises par MM. Goodwin et Martin dans leurs calculs ou dans leurs hypothèses, dont certaines semblaient d’assez peu de portée et de gravité, ont produit des résultats sensiblement différents aux plans de la faisabilité et de la rentabilité prévues de leur aménagement hypothétique.
[54] Je ne crois pas qu’il soit nécessaire ni justifié d’entreprendre une analyse et une critique détaillées de l’ensemble des calculs et des hypothèses problématiques que contiennent les rapports de MM. Goodwin et Martin. Je suis convaincu que la démarche qu’ils ont adoptée, encore que très détaillée, méthodique, et assez impressionnante à prime abord, se perd en considérations théoriques à de nombreux égards et fait abstraction de ce qu’était le marché immobilier à l’époque, dans le secteur du bien visé.
[55] Il n’en demeure pas moins que plusieurs difficultés non résolues des hypothèses et des calculs du rapport de MM. Goodwin et Martin compromettent la fiabilité et la crédibilité de leurs conclusions. Je ne me pencherai, dans les paragraphes suivants, que sur quelques-unes des plus manifestes.
Omission de la taxe de vente harmonisée – coût des marchandises vendues
[56] L’analyse à laquelle M. Goodwin a procédé pour le poste d’essence omet la TVH dans le calcul du coût des ventes de produits pétroliers. L’avocat de la succession concède que M. Goodwin a omis la TVH dans le coût de gros de l’essence et qu’il en résulte une erreur dans l’estimation des profits du poste d’essence hypothétique. En fait, selon Paul Bradley, auteur du rapport que Dieppe a commandé à Grant Thornton, rectifier l’omission se traduit par une perte réelle pour le poste d’essence. Il s’ensuit vraisemblablement qu’il n’est pas prouvé que le poste d’essence projeté est économiquement rentable, auquel cas il ne peut être considéré comme un usage optimal du bien.
[57] La succession ne conteste pas les calculs de M. Bradley sur ce point. Elle maintient que son rapport et sa conclusion quant à l’absence de rentabilité économique sont erronés, du fait qu’il n’a tenté de déterminer par aucune analyse si le promoteur hypothétique aurait pu [TRADUCTION] « retoucher » d’autres frais d’aménagement ou d’exploitation de façon à rentabiliser le poste d’essence. Ces retouches auraient pu consister à rectifier certaines hypothèses sur le coût en capital du projet, par des modifications de conception, ou sur les éventuels taux d’actualisation à employer. Ces prétentions de la succession me paraissent susciter deux difficultés.
[58] Premièrement, le fardeau échoit à la succession d’établir la valeur marchande du bien par prépondérance des probabilités. La méthode qu’elle a adoptée présentait des failles, ses calculs des erreurs. Il n’appartient, ni à la partie adverse de corriger ces erreurs ou de se demander comment réviser les calculs pour établir la rentabilité de l’aménagement, ni à la Cour d’apporter son aide en tentant de deviner quels changements pourraient concourir à rendre le projet viable.
[59] Considération plus fondamentale, toutefois, l’omission de la TVH et son effet sur les conclusions tirées quant à la rentabilité du projet témoignent de la fragilité et du peu de fiabilité que présente la méthode adoptée par M. Goodwin, notamment face aux incertitudes suscitées par un terrain vacant pour lequel n’ont pas été obtenues les approbations de lotissement et de rezonage nécessaires et qui n’est pas prêt à recevoir un aménagement. Un oubli ou une erreur apparemment bénins peuvent avoir des répercussions importantes sur la rentabilité et sur la faisabilité du projet.
Marges prévues – ventes d’essence
[60] Paul Bradley a contesté en outre l’hypothèse de M. Goodwin voulant que la marge de détail des ventes d’essence soit de 0,15 $ le litre. Il était d’avis que la marge proposée par M. Goodwin était d’environ 0,10 $ supérieure à celle qui était véritablement obtenue sur le marché. L’opinion de M. Bradley, dût-elle être retenue, démontre que la marge moindre signifierait une perte d’exploitation pour le poste d’essence, plutôt qu’un profit.
[61] La succession avance que cette opinion de M. Bradley ne doit pas être retenue, parce qu’il a tiré ses données, en ce qui a trait aux volumes de ventes et aux marges, de sources secondaires (données du marché et documents publiés), alors que M. Goodwin a témoigné qu’il avait obtenu ses renseignements sur les volumes et les marges en s’entretenant avec des exploitants locaux qui commerçaient dans la zone de marché du bien visé.
[62] Malgré ce qu’avance la succession sur ce point, je préfère considérer les données de source indépendante obtenues par M. Bradley comme les plus fiables en l’instance. Il a été démontré que le souvenir qu’avait M. Goodwin des renseignements que des tiers lui avaient communiqués était parfois chancelant. Par exemple, il a relaté inexactement que M. Roger LeBlanc lui avait indiqué que les terres de la partie arrière du bien de Cora et de Wilfred Gauvin adjacent au bien visé étaient des terres humides qui ne se prêtaient pas à un aménagement ou qui requerraient des travaux d’assèchement pouvant se révéler onéreux. M. LeBlanc a témoigné et confirmé qu’il ne se rappelait avoir indiqué rien de semblable à M. Goodwin et qu’il ne lui aurait vraisemblablement rien dit de tel, étant donné qu’il n’avait jamais mis les pieds à l’arrière du bien et qu’il ne savait absolument pas si les terres y étaient humides ou non. À mon sens, les données objectives obtenues de tiers par M. Bradley sont la source de renseignements la plus fiable, ici, en ce qui concerne les volumes et les marges des ventes d’essence dans la zone de marché.
Frais d’entretien structurel et mécanique prévus
[63] Dans les calculs auxquels il a procédé pour déterminer s’il était rentable d’aménager un ensemble d’habitation sur une partie du bien visé, M. Goodwin a prévu des frais annuels d’entretien mécanique de 20 $ par logement, et des frais annuels d’entretien structurel de 40 $ par logement. Daniel Doucet estimait qu’il était plus réaliste de prévoir que ces frais annuels seraient respectivement de l’ordre de 100 $ et de 250 $ par logement. Je préfère l’opinion de M. Doucet à ce propos, parce qu’il a confirmé qu’il avait une expérience toute récente de l’évaluation d’aménagements de cette nature, travail qui avait requis les calculs et les estimations dont il est question ici. Qui plus est, les chiffres de M. Goodwin semblent pécher par optimisme, et le sembleraient même à une personne qui ne s’y connaîtrait pas particulièrement en frais d’entretien et de construction.
[64] Refaire les calculs de la méthode de valeur résiduelle au terrain, appliquée par M. Goodwin, au moyen de ces chiffres révisés confère au terrain, pour l’ensemble d’habitation, une valeur négative. Encore une fois, il apparaît que procéder à des révisions même assez mineures des calculs de M. Goodwin peut conduire à une appréciation sensiblement différente de la faisabilité du projet.
[65] La preuve rendait compte d’autres erreurs, dans les hypothèses et dans les calculs de MM. Goodwin ou Martin, qui faisaient ressortir la fragilité de la technique de lotissement adoptée, mais je suis convaincu que les exemples qui précèdent sont probants.
Fiabilité incertaine des analyses comparatives de ventes de MM. Goodwin et Martin
[66] Pour contrôler la validité des conclusions auxquelles ils étaient arrivés par application des techniques de lotissement et de valeur résiduelle au terrain, M. Goodwin et M. Martin ont tous deux fait appel ensuite à la technique de comparaison des ventes. Pour le projet hôtelier, M. Martin s’est servi de biens comparables dont treize étaient situés en Ontario, deux en Nouvelle-Écosse. Les biens comparables de M. Goodwin se trouvaient en général plus proches de la région de Moncton, mais n’étaient pas non plus situés dans le secteur immédiat du bien visé. M. Goodwin accorde beaucoup de poids aux données de vente de biens qui appartenaient au secteur du chemin Mapleton, à Moncton. Ce secteur du Grand Moncton présentait une croissance extrêmement forte à l’époque; de fait, il connaissait une véritable explosion. Cela étant, il n’apporte pas les points de comparaison les plus pertinents, puisque le bien visé se trouvait dans un secteur où semblable croissance était inconnue. En outre, M. Goodwin a appliqué des rajustements considérables, allant de 69 % à 144 %, à ces ventes de biens censément comparables.
[67] À mon sens, les biens comparables de référence utilisés par MM. Martin et Goodwin ne sont pas des repères aussi solides ou valables que les biens dont s’est servi M. Doucet, qui n’a choisi, pour l’évaluation de la partie du bien visé située en zone commerce routier, que des comparables de Dieppe qui se trouvaient dans un rayon de quatre kilomètres de ce bien. Les facteurs de rajustement qu’il a appliqués sont allés de 10 % à 25 % en général (pour dix des comparables), mais il a appliqué des facteurs de rajustement de 33 %, 55 %, 65 % et 75 % à certains autres des biens commerciaux comparables.
Défaut de prendre en compte le prix d’inscription du bien adjacent
[68] MM. Goodwin et Martin ont refusé l’un et l’autre d’admettre que le bien adjacent de Cora et de Wilfred Gauvin était un bien comparable qu’il était approprié d’utiliser pour l’évaluation du bien visé. Ils avançaient, à l’appui de ce refus, que les terres de la partie arrière du bien-fonds voisin étaient des terres humides qui ne se prêtaient pas à un aménagement ou qui requerraient des travaux d’assèchement pouvant se révéler onéreux. L’assertion apparaît dans le rapport de M. Goodwin et s’appuie, semble-t-il, sur les renseignements qu’il avait obtenus de Roger LeBlanc, l’agent immobilier chargé de la vente du bien voisin. Encore une fois, M. LeBlanc ne se rappelait avoir indiqué rien de tel à M. Goodwin et, surtout, affirmait n’avoir aucune raison de tenir des propos en ce sens, puisqu’il n’avait jamais mis les pieds à l’arrière du bien et que l’état lui en était inconnu. Aucune autre preuve n’a été présentée qui eût confirmé que la partie arrière du bien de Cora Gauvin ne se prêtait pas à un aménagement ou requerrait un assèchement et, à mon sens, rien n’interdit de considérer ce bien comme comparable, à juste titre, au bien visé.
[69] En dernière analyse, M. Goodwin et M. Martin prétendent que, du seul fait que leurs calculs complexes sont indicatifs d’une faisabilité théorique, un ou des promoteurs éventuels paieraient 2 005 000 $ pour le bien-fonds visé sans faire cas de la possibilité d’acquérir un bien adjacent comparable de superficie supérieure, et d’un métrage de façade supérieur en bordure de la rue Champlain, au prix de 429 500 $ seulement, prix inférieur à la valeur du terrain de l’un quelconque des quatre éléments de leur aménagement hypothétique. Je suis d’avis qu’il est tout simplement absurde de présumer qu’un acheteur raisonnablement informé (a fortiori un acheteur pleinement informé) acquerrait le bien visé au quintuple environ du prix qu’il pourrait payer pour un bien-fonds adjacent comparable, ou sans même prendre en considération ces faits au moment de déterminer le prix à payer pour le bien visé.
[70] Il est à noter également que l’aménagement hypothétique original de M. Goodwin, son plan A, attribuait au bien une valeur de 2 005 000 $. Après avoir reçu le rapport de M. Good, de Mme Voss et d’ADI, M. Goodwin a produit une version considérablement révisée, et d’envergure réduite, de l’aménagement hypothétique : son plan D. Au procès, il a témoigné que ce plan d’aménagement révisé conférait au bien une valeur marchande accrue de 2 312 181,28 $. Il semble que cet accroissement de valeur soit illogique et que M. Goodwin y soit arrivé parcequ’il est allé trop loin dans les conjectures et les considérations théoriques inhérentes à un recours aux techniques de lotissement et de valeur résiduelle au terrain.
[71] Le plan D était la version révisée du lotissement hypothétique, qui supposait un terrain utilisable de moindre étendue pour les quatre éléments de l’aménagement et qui substituait à l’ensemble d’habitation de trois bâtiments et de quatre-vingt-seize appartements un immeuble unique de quarante-huit appartements. Chose étonnante, M. Goodwin arrive, en remaniant chiffres, calculs et hypothèses, à attribuer une valeur supérieure au terrain en dépit d’une diminution de la superficie constructible et d’un ensemble d’habitation ramené à une taille beaucoup plus modeste. Il apparaît encore une fois que la technique de lotissement est de fiabilité douteuse et ne convient pas.
[72] Enfin, les techniques que MM. Goodwin et Martin ont employées et les conclusions auxquelles ils sont arrivés, dans le cadre de leur estimation de la valeur du bien-fonds visé, paraissent éloignées de la réalité, compte tenu de ce qu’était véritablement le marché dans le secteur immédiat et de ce qui est advenu du bien avant l’expropriation. Plus précisément, elles ne tiennent pas compte de la réalité de l’insuccès connu par les démarches de mise en marché du bien en vue de son aménagement, démarches que la famille Gauvin et David Gagnon avaient entreprises depuis 1986 au moins. Elles ne tiennent pas compte non plus de ce que les propriétaires du bien voisin n’étaient pas arrivés à vendre, entre septembre 1996 et le 18 avril 2001, un terrain semblable mais de dimensions supérieures, notamment en façade, pour lequel ils demandaient 429 500 $.
[73] En conclusion, et pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas persuadé que la succession ait établi par prépondérance des probabilités que le bien visé avait une valeur marchande de 2 005 000 $, de 2 312 181,28 $ ou de 2 014 982 $, ou même une valeur approchante. La prépondérance des probabilités me convainc que la valeur du bien à la date d’appropriation était de 474 600 $, montant de l’indemnité offerte par Dieppe à la succession à l’époque de l’expropriation et chiffre auquel M. Doucet est arrivé par application de la technique de parité, technique la plus appropriée et la plus fiable dans les circonstances de l’espèce. Il s’agit du montant auquel la succession a droit, suivant le par. 38(1) de la Loi sur l’expropriation, à titre d’indemnité pour l’expropriation du bien-fonds visé.
[74] Ni l’une ni l’autre partie n’a véritablement traité des intérêts et des dépens. Si les parties ne peuvent s’entendre à cet égard, l’une ou l’autre pourra demander une date d’audience en vue d’une décision sur celles d’entre ces questions qui n’auront pas été résolues.
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Stephen J. McNally,
juge à la Cour du Banc de la Reine
du Nouveau-Brunswick
Moncton (N.-B.)
Le 30 juin 2009
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